Trois arrêts de ladite cour, Viking (11 déc. 2007, aff. C-438/05), Laval (18 déc. 2007, aff. C-341/05) et Rüffert (3 avr. 2008 aff.346/06), portant sur la protection des droits des travailleurs détachés, ont en effet en leur temps fait l'effet d'un tremblement de terre sur la planète droit social, auprès des praticiens, universitaires, partenaires sociaux et responsables politiques, séisme dont les répliques, d'autant plus conséquentes que s'est élargit L'Union, se font aujourd'hui sentir dans toute l'Europe.
Parmi l'abondante littérature à laquelle ont donné lieu ces arrêts on trouve notamment un rapport sur le travail conjoint des partenaires sociaux européens sur les affaires concernées, commandé en octobre 2008 par la commission européenne et la présidence française du conseil et publié le 19 mars 2010. Hélas ce rapport n'a d'autre mérite que de nous apprendre, si nous ne le savions déjà, combien s'opposent les interprétations des organisations patronales (BusinessEurope) et des représentants des salariés européens (CES) sur ces arrêts, et combien le clivage entre les libertés économiques du marché unique et le respect des droits sociaux fondamentaux semble difficile à surmonter. Cela est d'autant plus regrettable que le contenu, en son exposé des motifs, de la proposition de directive sur les salariés détachés actuellement à l'étude au parlement européen, dont notre bon Ministre du Travail est fier de nous annoncer les "avancées majeures", se nourrit abondamment des conséquences des arrêts en question.
Comment en effet empêcher le dumping social quand l'action collective est rendue impossible en situation de concurrence transnationale et l'application des conventions collectives limitée par la directive 96/71/CE portant sur les salariés détachés ?
Les arrêts Viking et Laval restreignent le droit de grève. L'arrêt Rüffert rappelle les conditions d'application des conventions collectives telles que prévues par la directive 96/71/CE.
Certes, il est bien entendu que, comme tout droit, le droit à l'action collective n'est pas un droit absolu. D'autre part l' U.E. étant, rappelons-le, incompétente en matière de droit de
grève, précisons que c'est sur la question de l'entrave à la liberté de prestation que le juge communautaire était saisi :
Bien que reconnaissant pour la première fois le droit de grève comme droit et le promouvant comme principe général du droit communautaire (et ce, il convient de le noter, antérieurement à l'intégration de la charte européenne des droits fondamentaux au traité de Lisbonne conférant à ladite charte force juridique et valeur contraignante), le juge communautaire, dans l'arrêt Viking du 11 décembre 2007, décide, sur le fondement de l'article 43 du traité instituant la Communauté Européenne interdisant les restrictions à la liberté d'établissement, que :
1° : "L'article 43 CE doit être interprété en ce sens que, en principe, n'est pas soustraite au champ d'application de cet article une action collective engagée par un syndicat ou un groupement de syndicats à l'encontre d'une entreprise privée [...]
2° : L'article 43 CE est de nature à conférer des droits à une entreprise privée susceptibles d'être opposés à un syndicat ou à une association de syndicats,
3° : L'article 43 CE doit être interprété en ce sens que des actions collectives [...] qui visent à amener une entreprise privée dont le siège est situé dans un État membre déterminé à conclure une convention collective de travail avec un syndicat établi dans cet État et à appliquer les clauses prévues par cette convention aux salariés d' une filiale de ladite entreprise établie dans un autre État membre, constituent des restrictions au sens dudit article.
4° : Ces restrictions peuvent, en principe, être justifiées au titre de la protection d'une raison impérieuse d'intérêt général, telle que la protection des travailleurs, à condition qu'il soit établi qu'elles sont aptes à garantir la réalisation de l'objectif légitime poursuivi et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
2° : L'article 43 CE est de nature à conférer des droits à une entreprise privée susceptibles d'être opposés à un syndicat ou à une association de syndicats,
3° : L'article 43 CE doit être interprété en ce sens que des actions collectives [...] qui visent à amener une entreprise privée dont le siège est situé dans un État membre déterminé à conclure une convention collective de travail avec un syndicat établi dans cet État et à appliquer les clauses prévues par cette convention aux salariés d' une filiale de ladite entreprise établie dans un autre État membre, constituent des restrictions au sens dudit article.
4° : Ces restrictions peuvent, en principe, être justifiées au titre de la protection d'une raison impérieuse d'intérêt général, telle que la protection des travailleurs, à condition qu'il soit établi qu'elles sont aptes à garantir la réalisation de l'objectif légitime poursuivi et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
3° : L'article 43 CE doit être interprété en ce sens que des actions collectives [...] qui visent à amener une entreprise privée dont le siège est situé dans un État membre déterminé à conclure une convention collective de travail avec un syndicat établi dans cet État et à appliquer les clauses prévues par cette convention aux salariés d' une filiale de ladite entreprise établie dans un autre État membre, constituent des restrictions au sens dudit article.
4° : Ces restrictions peuvent, en principe, être justifiées au titre de la protection d'une raison impérieuse d'intérêt général, telle que la protection des travailleurs, à condition qu'il soit établi qu'elles sont aptes à garantir la réalisation de l'objectif légitime poursuivi et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
Signalons qu'en outre, contrairement aux craintes émises par CES dans le rapport des partenaires sociaux cité plus haut, qui présumait d'une étude au cas par cas par le juge communautaire de chaque situation de grève transnationale, c'est au juge national que revient, par renvoie du juge communautaire il est vrai, l'appréciation des caractères justifiés, pertinents et proportionnées de l'action collective.
Dans l'affaire Laval, des salariés Lettons sont détachés par une société de construction, également Lettone, pour travailler sur un chantier en Suède. Or cette société lettone refuse de leur appliquer la convention collective suédoise applicable aux entreprises suédoises du même secteur.
Le juge communautaire décide que les dispositions relatives au détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de service, et notamment la directive 96/71/CE, "s'opposent à ce que, dans un état membre dans lequel les conditions de travail et d'emploi [...] de cette directive figurent dans des dispositions législatives à l'exception des taux de salaire minimal, une organisation syndicale puisse tenter de contraindre par une action collective [...] un prestataire de service établi dans un autre état membre à entamer avec elle une négociation sur les taux de salaires devant être versé aux travailleurs détachés", et condamne le syndicat à des dédommagements particulièrement substantiels.
Précisons, pour bien comprendre, qu'en Suède le taux de salaire sur les chantiers est fixé au cas par cas par des négociations locales.
Cette notion mérite précision car en effet la directive 96/71/CE du 16 décembre 1996, dont les modalités d'exécution sont actuellement à l'étude au parlement européen par voie d'élaboration d'une directive, dispose que sont obligatoirement applicables aux travailleurs détachés "les conditions de travail et d'emploi [...] qui, dans l'état membre sur le territoire duquel le travail est exécuté, sont fixées :
- par "des dispositions législatives, réglementaires ou administratives" [d'ordre public]
"et/ou
- par des conventions collectives ou sentences arbitrales déclarées d'application générale" (traduction française : conventions collectives étendues).
C'est ainsi que dans l'affaire Rüffert (CJCE 3 avr. 2008 aff.346/06) "les juges ont condamné le land de Basse-Saxe pour avoir voulu appliquer à une entreprise polonaise une loi obligeant les entreprises de travaux publics à appliquer la convention collective du secteur dans le cas de passage de marchés publics. L'entreprise polonaise avait refusé de le faire en ne payant à ses ouvriers que 50% du salaire minimum prévu par la convention collective.
La CJCE a jugé, d'une part, que la règle édictée par le land était incompatible avec la directive 96/71, car le taux de salaire n'avait pas été déclaré d'application générale et ne pouvait donc être imposée par la législation d'un Etat membre aux prestataires des autres Etats; d'autre part que la restriction à la libre prestation de services n'était pas justifiée par l'objectif de protection des travailleurs." 1
Il ressort de la combinaison des arrêts Viking, Laval et Rüffert les conséquences suivantes :
- Tous les Etats membres de L'U.E. ne disposent pas, comme la France, d'un dispositif d'extension du champ d'application des conventions collectives conférant à ces dernières un caractère d'application générale répondant sans équivoque à l'exigence de la directive 96/71.
- Dans sept des Etats membres, parmi lesquels l'Allemagne et l'Italie, le salaire minimum est écarté des dispositions législatives.
Autrement dit, il est tout à fait loisible à une entreprise implantée dans un autre Etat membre de rémunérer des salariés qu'elle a détachés dans l'un de Etats concernés par l'une des ces situations (ou les deux) à un taux de salaire largement inférieur à celui habituellement pratiqué dans lesdits états, sans que les syndicats ne puissent s'y opposer.
Car en effet en soumettant au cas par cas l'action collective à un contrôle de proportionnalité et en condamnant, comme cela s'est produit dans l'affaire Laval, le syndicat à verser de substantiels dommages et intérêts à l'entreprise étrangère lorsque cette proportionnalité n'est pas établie, la cour dissuade le recours à l'action collective, pourtant corolaire du droit fondamental international d'association et de négociation collective, et notamment la grève, pour obtenir l'égalité de traitement entre salariés nationaux et transnationaux.
C'est ainsi qu'au Royaume-Uni, où le droit de grève est toujours soumis à de fortes restrictions (loi TULRA 1992), la décision de British Airways (BA) de constituer une société filiale dans d'autres Etats de L'UE a provoqué un conflit avec la British Airline Pilots' Association (Association britannique des pilotes de ligne – BALPA).
Après que la majorité des pilotes eût voté en faveur de la grève, BA a menacé d'intenter une action en justice contre BALPA pour dommages et intérêts (montant estimé à 100 millions de livres par jour), sur la base de la jurisprudence Viking et Laval, pour empêcher la grève. BALPA n'a pas persisté dans la voie de la grève, faisant valoir qu'elle risquait de se retrouver dans une situation d'insolvabilité."2 BALPA a alors décidé de déposer une plainte auprès du comité de la liberté syndicale de L'OIT.
Et l'OIT de considérer, par le biais de la commission des experts, que cette jurisprudence communautaire qui limite l'exercice du droit de grève, remet en cause des
droits garantis par le droit international du travail.
La Commission d'experts pour l'application des conventions et recommandations (CEACR)
considère en effet, dans son rapport de février 2010 que "la doctrine utilisée dans ces
jugements par la CJCE est susceptible d'avoir un effet restrictif quant à l'exercice du droit de
grève dans la pratique, d'une manière qui est contraire à la convention n° 87."
Rappelons que
la convention n°87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical fait partie des huit
conventions fondamentales de l'OIT que les Etat membres de l'Organisation ont l'obligation
de mettre en oeuvre.
Ainsi la commission des experts (CEACR) a demandé au gouvernement britannique de
"réviser la TULRA en envisageant les mesures appropriées de protection de la faculté des
travailleurs et leurs organisations de recourir à l'action revendicative, et d'indiquer les
mesures prises à cet égard."
On comprend alors, dans ces conditions, pourquoi, au-delà des exigences de coalition
gouvernementale, échaudée par l'arrêt Rüffert et la mésaventure du Land de Basse-Saxe, et
devant l'impuissance des syndicats à protéger désormais les travailleurs dans des situations de
concurrence transfrontalière, Angela Merkel semble s'être laissée convaincre de la nécessité
de l'instauration d'un salaire minimum en Allemagne : le nombre et le taux de salariés
détachés y est en effet le plus élevé d'Europe, et pour cause....
Seulement voilà : on peut évidemment craindre que l'apparition d'un salaire minimum ne
rencontre quelques difficultés à s'imposer auprès des entreprises implantées dans d'autres
Etats membre et pratiquant la prestation de services transnationale en Allemagne, où elles ont
leurs "habitudes" en matière de rémunération.
C'est pourquoi Paris et Berlin ont défendu ensemble, lors de la réunion des Ministres du
travail du lundi 9 décembre, la stricte application des mesures de contrôle, ainsi que de
collaboration des administrations concernées, prévues par la directive de 1996 et le
renforcement de ces mesures dans une nouvelle directive à paraître.
Car si les mesures de la directive relatives à la mise en oeuvre des conventions collectives et
des dispositions législatives d'ordre public sont pour leur part strictement appliquées via la
jurisprudence communautaire, tel n'est toujours pas le cas des diverses mesures de contrôles et
d'information prévues par la même directive.
JORIS GENESTE
1 Anne Le Nouvel in Le droit social international et européen en pratique, chap. VI, ed. Eyrolles
2 Michel Miné in Le droit social international et européen en pratique, chap.V, ed. Eyrolles